Des couleurs et matières qui flambent

Par ROGER PIERRE TURINE (Critique d’art à la Libre Belgique)

Peintre de belle race, Alberto Reguera est un vieux complice de la vie artistique bruxelloise, à laquelle il participa dès 1987 à l’invitation de Ruben Forni. Ayant eu la chance de le rencontrer et de l’apprécier dès sa première démons- tration chez nous, puis de le retrouver à chaque nouvelle incursion dans une Belgique qui avait très vite témoigné une vive estime à son égard, je veux dire en quelques mots tout le bien que je pense de ce créateur et d’une œuvre qui, vingt-cinq ans durant, n’ont jamais cessé de se remettre en question. Et, chemin faisant, d’avancer ainsi pas à pas dans la quête d’une authenticité et d’une vérité que seul l’art pouvait, en définitive, apporter à un travailleur d’aussi grand fond, toujours en veine d’innovation et de réinterprétation de ses propres développements plastiques. La manne est d’abondance et si, depuis, il s’est laissé accueillir sous d’autres cieux, les siens d’abord, de Ségovie à Madrid ou San Sebastian, et de Paris à Londres ou New York, sans rechigner à de féconds déplacements à Hong- Kong ou Singapour, c’est, avec lui, la peinture qui sort invariablement gagnante de ses déplacements dans l’espace et le temps. Avec le temps, justement, sa peinture a pris de tels développements, que les deux dimensions habituelles du peintre se sont muées en une tridimensionnalité désormais sans frontières dès lors qu’elle s’étale de bas en haut, de long en large et occupe des salles entières bourrelées de ses couleurs.

Tout au long de son déjà long cheminement, la matière et la couleur ont sans cesse été les pierres de touche de sa picturalité généreuse, insouciante des débordements. Evolution constante, disais-je, depuis des peintures grattages sur papier de cire des premières heures jusqu’aux plus récents « paysages intérieurs » débordant de vitalités proposés chez Pascal Polar le dernier hiver. Qui a vu alors ses toiles monumentales architecturées dans les complexités pig- mentaires, ne peut oublier à quel point de tels travaux s’ancrent pour de bon dans le cœur et l’esprit. Vous vous y lovez l’âme et les sens dans un grand bain de jouvence et de sensations. Entre-temps, et ce sera une première à Bruxelles même s’il a déjà proposé de telles pièces à conviction à Paris, Reguera est, comme qui dirait, sorti du tableau ou, plus exactement se l’est accaparé toutes bordures et facettes au rendez-vous. Tableaux comme des cubes recouverts de face, de profil et même de dos, de matières et couleurs. Cubes tableaux posé au sol en des installations fonctionnant à la façon d’un grand jeu d’échecs et mat assorti de chromatismes en folie. Car si la constance du recours aux matières et aux couleurs est, chez lui, exemplaire, l’artiste n’a point son pareil pour confier une sacrée liberté à ses mélanges de colorations. Ce qui confère au spectacle ses allures de sons et lumières sans l’once pourtant d’un racolage. Et c’est si vrai que, nonobstant la collision des couleurs entre elles, l’ensemble frappe par son harmonie. Plus nouveau encore : au lieu de profiler ses cubes au sol en une disposition scénique somme toute linéaire, Reguera s’est mis en tête de les étager, entre terre et ciel, en une espèce de construction géométrique inédite. A charge pour le spectateur, et dans les deux types d’installation, non plus de regarder passivement les tableaux d’une exposition, mais bien de s’y promener dedans et à l’entour pour s’en envelopper. Et ça fonctionne ! Aller à Reguera, c’est se surprendre en état de surprise. C’est aussi surprendre un artiste en état constant de dépassement de soi.